© Cédrick Eymenier 1999-2024

Yannick Haenel (photo)

La Solitude des Voitures
| Yannick Haenel

catalog, Poses 01: cedrick eymenier, ordet editions, paris, 2010

C'est jaune, c'est vert, c'est bleu. Il y a des voitures, des feuillages, des vitrines, de longues surfaces métallisées, et puis des reflets — énormément de reflets. Certains reflets sont chauds, par exemple ceux des feuillages ; d'autres plutôt froids, ce sont les carrosseries. Pourtant, on voit bien, en regardant les photographies de C.E., que ces idées de froid et de chaud ne suffisent plus. Une émotion déborde ces pare-brise, ces capots brillants, ces buissons de genêt en pleine ville, ces pierres ouvertes rose et jaune comme des sexes tranquilles, ces vitrines luxueuses, ces fleurs, ces bijoux, tous ces étincellements furtifs, toutes ces ombres portées : une émotion qui change l'espace en un volume de lumière.

Car la lumière possède un volume vibrant, un registre d'angles et de reliefs, et même un univers de cachettes. Elle s'approfondit dans l'espace qui l'accueille ; elle élargit ce qu'elle touche. C'est ce que révèlent, avec le plaisir du détachement, les photographies de C.E.

Oui, la lumière touche. Tact de la lumière. Continuels jeux flegmatiques des reflets dans une ville. Vie secrète des miroitements, sans les humains.

Cette plasticité qu'inventent les reflets dans une photographie de C.E. appartient à des horizons dont la simplicité coïncide avec quelque chose qui nous échappe : un savoir du temps, peut-être.

Un savoir qui efface ses propres sources, lavé de la surcharge, des références : un savoir de la rencontre.

Les photographies de C.E. me font penser à des haïkus. Leur évidence se nourrit de l'humour qui les fait surgir. Elles ne captent pas des miracles, juste des rencontres. Dans un haïku rituel, la montagne rencontre l'eau. Ici, ce sont des haïkus urbains : les voitures y rencontrent des feuillages, elles fondent un monde à partir d'un éclat. Cet éclat suffit : le monde est là.

Grande modestie des haïkus photographiques de C.E.

Plasticité souveraine de la modestie.

Une nacre continuelle, un calme qui vous accueille en même temps qu'il met les choses à distance. On dirait que les lumières protègent les volumes, ou alors ce sont les volumes qui protègent les lumières.

Chaque photographie de C.E. constitue un stock de lumières, comme si lui, C.E., captait les reflets chaque jour pour les mettre à l'abri, pour qu'ils ne se défassent pas dans l'oubli — comme s'il faisait réserve de reflets.

Les voitures de C.E. transportent de la lumière. Elles n'existent que par la lumière qu'elles captent et diffusent. On n'imagine même pas qu'elles pourraient circuler.

Beau comme la rencontre entre une voiture, une vitrine et un arbre. Cette rencontre ne s'offre pas comme un manifeste ; plutôt comme la proposition furtive, quoique insistante, d'un art maîtrisé (celui qui connaît ce qui le comble, et qui joue avec sa propre justesse).

La carrosserie d'une voiture comme monde. Comme continent de reflets, comme brillance qui voit.

Sur une des photographies de C.E., il y a une voiture rouge échouée sur un trottoir. La chance des reflets offre à son habitacle le volume végétal de l'arbre qui se penche vers lui : son pare-brise vous apparaît rempli de feuillages.

La rencontre du rouge et du vert produit dans cette photographie une violence — un accident (d'ailleurs, le pare-choc de la voiture ne tient plus). Mais cette violence, la photographie de C.E. ne la documente pas ; ce qui est arrivé à la voiture n'intéresse pas C.E. : ce qui l'intéresse, c'est ce qu'elle fait arriver, c'est-à-dire de la lumière.

Ce que donne à voir C.E., ce n'est pas une voiture accidentée sur le bord de la route, mais un autre accident. L'accident poétique de la rencontre : on voit une petite forêt à l'intérieur d'une voiture — on la voit vraiment.

On est étrangement invité (dans l'utopie heureuse d'une voiture-forêt) ; et en même temps, tenu à distance (par le malaise d'une perte de repères : le dehors s'est infiltré à l'intérieur du dedans, un arbre pousse dans une voiture).

Un monde entièrement tramé de lumières, où les formes ne sont faites que de rayons : horizon radical de l'art de C.E.

Les voitures chez C.E. ne sont pas des objets sociologiques, ni même des formes du désir ; ce sont de purs capteurs de lumière. Cette lumière a lieu tout le temps, comme le temps lui-même ; et il est impossible d'en raconter l'histoire. Les poètes, les photographes ou les peintres consacrent leurs meilleurs instants à la capter, peut-être tous leurs instants. J'ignore quels poètes, quels photographes, quels peintres influencent ou accompagnent C.E. ; d'ailleurs je m'en fous. Pour regarder ses photographies — c'est-à-dire pour les aimer —, je n'ai pas besoin de renseignements. La lumière vous parle, ouvrez vos yeux.

Pas de corps humain dans les photographies de C.E. : la population qui préoccupe son œil est d'abord minérale. Les voitures sont vues comme des pierres, des roches, des morceaux d'aluminium, de chrome, de fer, dont l'alliage brille.

Leur solitude est extrême, parce qu'elles semblent séparées de tout usage, abandonnées, immobiles — comme des arbres. Les voitures photographiées par C.E. ne sont reliées à aucune des activités de la ville. Elles sont là, belles, monstrueuses, insolites, silencieuses, démunies, sans identité (comme cette petite voiture jaune, très basse, garée près d'un poteau gris, qui semble recroquevillée ; ou comme la fourgonnette bleu pervenche garée toute seule au bas d'un immense gratte-ciel bleu qui l'écrase, et fait d'elle une petite chose, presque une miniature, mais en même temps l'éclaire, et lui procure, grâce aux étincellements de son vitrage, une intensité qui la nimbe.)

Solitude des objets séparés. Un objet sans valeur d'usage ni valeur d'échange entre, qu'il le veuille ou non, dans la sphère du sacré : un sacré imperceptible, sans valorisation — celui de la présence absolue. Les voitures photographiées par C.E. ont l'air de sanctuaires vides, les totems d'une cérémonie dont le rite s'est absenté.

À la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, on aura vu, dans les villes, d'étranges volumes de métal au repos, sur le bas-côté des routes. Certains demeuraient sous les arbres, et alors les frondaisons se reflétaient sur leur carrosserie, sur leurs vitres et leur pare-brise, créant entre le verre, le métal et les feuilles un univers de miroitements où les éléments se confondent ; d'autres stationnaient au bord d'un immeuble ou d'une boutique (et alors la vitrine accueillait ses formes). Tous ces volumes semblaient absorbés dans une attente immémoriale qui les faisait briller.

Quel âge ont les reflets ? De quelle mémoire témoignent-ils ? Comment prennent-ils place dans le temps ? Est-ce qu'on peut dire qu'un reflet « existe » ? Qu'il naît, et qu'il meurt ?

Ce qui brille : la culture occidentale n'y voit que superficialité. Les photographies de C.E. exposent au contraire ce qui brille à la profondeur d'une étendue de lumières ; elles offrent aux reflets l'écrin d'un monde, fondé sur une douceur fixe, sur la suavité furtive des lumières obliques — les plus discrètes, celles qui ne durent pas longtemps, celles qui n'ont pas fait exprès.

Si un arbre captive l'œil de C.E., ce n'est pas pour lui-même, mais à travers les reflets bruns qu'il jette, par exemple, sur une vitrine « Hair styling ». On ne regarde pas vraiment les paravents couleur café de la vitrine, ni même l'inscription. On ne s'intéresse pas au pittoresque de la boutique. On est convié à un instant de chance, à une composition graphique purement aléatoire, comme dans l'art du bouquet japonais. Ici, le bouquet est composé d'ombres et de lumières.

Il y a une photographie de C.E. où les reflets s'étendent à toute la surface du visible, où il n'y a plus que des reflets — où le visible est devenu intégralement reflet. C'est la vitrine d'un restaurant. À travers la vitre, on discerne des tables, des couverts, des rideaux rouges et des lampes, on devine même l'ardoise du menu. Et puis, dans le même espace, un arbre, des voitures ; par le jeu des reflets, ils ont pris place dans le restaurant : les voitures sont attablées.

On voit très bien, alors, qu'un reflet n'appartient ni à l'intérieur, ni à l'extérieur ; un reflet, c'est ce qui efface la frontière. Dans les photographies de C.E., le dehors et le dedans n'existent pas. Seul existe cet enveloppement de lumière qui estompe les séparations.

Une dernière photographie, ma préférée : voitures garées, printemps gris, cerisiers en fleurs, pétales sur capot et pare-brise.

Le passage du rose au gris s'effectue ici dans la dimension du haïku. Les couleurs pâles ouvrent un univers dont les lignes approchent de l'estampe. Ces lignes effacent le sens, elles fondent plutôt un rite — une cérémonie discrète où le temps dispose de lui-même, comme dans une prière. Les pétales tombent sur les voitures. Les rites poursuivent leur vie immobile. Les reflets sont solitaires.